Le Point - Publié le 05/09/2013
Interviewée par Le Point, l'oenologue et chercheur Valérie Lavigne décrypte le vieillissement prématuré du vin.
Valérie Lavigne, oenologue et chercheur à l'Institut des sciences de la vigne et du vin de l'université de Bordeaux. © Bernard Patrick / Abaca
Propos recueillis par Jacques Dupont
Pourquoi certains vins rouges vieillissent-ils prématurément ? Quels arômes les trahissent ? Entretien avec Valérie Lavigne, oenologue et chercheur à l'Institut des sciences de la vigne et du vin de l'université de Bordeaux, auteure avec Alexandre Pons d'une étude nouvelle sur ce sujet.
Jacques Dupont : Vos travaux mettent en avant le goût de pruneau qui signerait le vieillissement prématuré des vins rouges.
Valérie Lavigne : Pas seulement : la couleur est tuilée, les arômes de noyau, fruit cuit, voire de figue ont effacé l'origine, la structure en bouche elle-même est sans chair, ni douceur ni fraîcheur. Ces vins usés sont décevants. L'amateur attend un vin, il en trouve un autre.
Est-ce qu'on sait ce qui se cache derrière cet arôme de pruneau, son identité ?
Le goût de pruneau a deux origines principales : la maturité dépassée du raisin, allant jusqu'au flétrissement des grains, et l'aération excessive à tous les stades de son élaboration. Les travaux menés récemment à l'ISVV par Alexandre Pons et moi-même ont permis de caractériser plusieurs marqueurs chimiques de cet arôme particulier. La 3-méthyl-2,4-nonanedione (MND) est le plus discriminant d'entre eux. Ce composé évoque, selon sa concentration, des notes aromatiques d'herbe sèche, d'anis ou de pruneau. Les vins rouges atteints de vieillissement prématuré en contiennent des teneurs supérieures au seuil de perception.
C'est donc clairement un défaut de “fabrication” qui se forme. À quel moment ?
Le dosage de cette MND nous a permis de déterminer les paramètres influençant sa formation dans les vins. Nous avons montré, par exemple, que le merlot, plus sensible au stress hydrique et plus précoce que le cabernet, développe plus fréquemment ce type d'arôme. La manifestation d'un défaut résulte presque toujours de plusieurs “glissements” successifs. S'agissant du goût de pruneau, une récolte trop tardive, des aérations trop fréquentes pendant les fermentations et des modalités d'élevage inadaptées (trop d'oxygène, trop de bois) favorisent son apparition et conduisent à une uniformisation de l'expression aromatique. L'origine et parfois même le cépage deviennent alors totalement indistincts au vieillissement.
Au cours de la décennie 90, les dégustateurs, sans doute par réaction aux vins maigres des années 70, encensaient les vins fortement extraits avec des commentaires tels que : “Très extrait, de grande garde.” Or, si certains de ces vins ont bien vieilli, la plupart se sont effondrés.
La quantité et la qualité des raisins, dans les années 90, n'avaient rien de comparable à ce qu'elles sont aujourd'hui. Les rendements étaient plus élevés. La vendange en vert et les effeuillages n'étaient pratiqués que par de très rares crus. Ainsi la composition des raisins, en particulier la composition phénolique, était-elle plus “simple”. La recherche d'une extraction poussée, complète et violente pendant la fermentation, notamment grâce aux “remontages fleuves”, déjà très pratiqués à cette époque, conduisait sur de tels raisins à des vins excessivement tanniques et apparemment puissants dans leur jeunesse. Cependant, les vins ainsi élaborés étaient souvent dépourvus de l'équilibre nécessaire pour assurer un vieillissement harmonieux. Beaucoup d'entre eux se sont décharnés, paraissant vieux avant l'âge.
Qu'est-ce qui fait qu'un vin rouge ne va pas se garder ?
On ne connaît pas encore bien les mécanismes chimiques du vieillissement prématuré des vins rouges et ce qui ralentit chez certains d'entre eux les effets du temps. On sait à quoi ressemble un vin rouge fragile, qui ne va pas se garder. À peine élaboré, il fait déjà plus vieux que son âge. Il a en outre un peu trop de tout. Trop d'alcool, trop de tanins, trop de bois, un pH trop élevé. Il semble issu d'un climat plus chaud, trop chaud pour élaborer un vin original avec cet encépagement.
Si on sait tout cela, pourquoi continue-t-on à faire ce genre de vins ?
Tout le monde ne sait pas cela. On parle encore peu du vieillissement prématuré des vins rouges. Il ne suffit pas qu'un défaut soit expliqué pour qu'il disparaisse. Les goûts d'écurie associés à la contamination des vins par les levures brettanomyces ou le vieillissement oxydatif prématuré des vins blancs, parfaitement interprétés et résolus, sont encore hélas trop fréquents. Enfin, une certaine critique a plébiscité au-delà du raisonnable ces vins “trop tout”. Leur valorisation s'en est trouvée tellement accrue qu'elle a encouragé, et c'est bien compréhensible, de plus en plus de vinificateurs dans cette voie. Tout le monde cherche à plaire, mais c'est l'amateur qui, en dernier recours, choisira et désignera les grands vins de garde.
Comment inverser cette tendance délétère pour de nombreux vins, notamment à Bordeaux ?
Il faudrait déguster à l'aveugle ces vins tellement adulés jeunes, constater dix ans plus tard leur état, et surtout ne pas omettre de publier les résultats, aussi dérangeants soient-ils.
Retrouvez notre Guide des foires aux vins 2013